Depuis qu'ils ont fait le coup de feu et dégainé leurs sabres dans les moments critiques sans demander assistance, les officiers comme les soldats les reconnaissent à présent comme des leurs et consentent enfin à les considérer en camarades. Fini le temps où l'on entendait au moment de la formation en carré, l'ordre méprisant "Les savants et les ânes au milieu !" qui faisait tant sourire Larrey. Dans les étroites ruelles du Caire, sinueuses, encombrées, malodorantes, il est devenu habituel de croiser, juchés sur des ânes, les savants qui ont adopté ce moyen de locomotion simple, rapide, si commun en Orient. Certains soldats plaisantins qui cultivent encore la dérision affectent désormais de n'appeler les ânes que par le terme de "demi-savants" !
(...)
Entre-temps, Larrey a retrouvé avec joie tous ses amis qui ont navigué avec lui sur l'Orient; au cours d'une soirée particulièrement gaie, entre deux parties de billard, il est décidé de sacrifier à la couleur locale en fondant le "club des Anes'" Chaque membre prendra un nouveau nom avec un préfixe invariable "âne à" qui sonnera "ana" et un suffixe signalant sa spécialité. Pour Dominique Larrey, ce sera "âne-à-peste", allusion bien sûr à l'endémie menaçante mais pouvant signifier aussi qu'il est poète à ses heures puisqu'en poésie ancienne un anapeste est un pied composé de deux brèves et d'une longue. On se serait plutôt attendu à "âne-à-tomie". Monge devient "âne-à-thème", le chimiste Bertollet aurait pu devenir "âne-à-lyse" et le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire "âne-à-nas"... Ce club, fréquenté aussi par le général Lannes, sait allier le sérieux et l'humour.
Outre l'agrément et l'enrichissement que lui procure la fréquentation des scientifiques, ses amis, Larrey vient se délasser lors de ces réunions des travaux harassants qu'il ne cesse de mener depuis son arrivée au Caire.
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Extrait de:
"Place à Monsieur Larrey
Chirurgien de la garde impériale"
de Jean Marchioni.
Actes Sud, avril 2003.